Atteindre la stabilité d'abord
Auteur : Art Smalley
Source : Achieving Basic Stability
Traducteur : Fabrice Aimetti
Date : 27/06/2011
Traduction :
Sommaire
Introduction
Le mode de production lean a considérablement élevé le niveau de compétitivité de nombreuses entreprises industrielles ainsi que le niveau de valeur livrée à leurs clients. Par ailleurs, cela a encouragé les nouveaux entrants à embrasser le lean dans des activités ne concernant pas la fabrication au sens industriel du terme, comme par exemple le développement de produits, les achats, la gestion de la chaîne logistique et l'ingénierie.
En dépit de ces succès, de nombreuses entreprises que je visite sont restées bloquées au stade de leurs efforts initiaux vers le lean. Elles essaient de créer un flux mais sans conviction. Il y a plusieurs raisons à ce manque de progrès. Les plus communes sont un manque de leadership, de ressources, ou d'engagement. Mais le piège que je vois le plus souvent est un manque de stabilité au départ dans les opérations de fabrication. Tout simplement, les processus ne peuvent pas fonctionner à cause d'éléments clés des équipements qui sont en panne.
Premiers combats de Toyota
Taiichi Ohno, l'architecte en chef du lean manufacturing, a développé les principes de base chez Toyota Motor Corporation au Japon entre 1950 et 1955. Pendant cette période d'apprentissage de cinq ans, Ohno réalisa des expériences dans les ateliers de production intensive qu'il gérait. Les concepts clés tels que le takt time[1] , le flux, le travail standardisé, le changement rapide d'outils[2] et les mécanismes de base d'un système à flux tirés furent tous découverts et testés sous son contrôle.
Malheureusement, très peu a été écrit sur ce qu'a fait Ohno. Aujourd'hui nous entendons seulement parler des succès du lean et de la nature impressionnante du Toyota Production System. Les entretiens que j'ai eus avec des cadres de Toyota à la retraite m'ont conduit à adopter une perspective différente sur la difficulté à établir les bases du lean. Ces commentaires sont des réflexions typiques :
"Notre processus de changement rapide d'outils était absolument terrible, et prenait, où qu'on soit, un à deux postes[3] pour être terminé. Ensuite, la qualité de production n'a jamais été aussi bonne."
"Nos machines-outils à commande numérique étaient toutes en provenance d'Allemagne ou des États-Unis. Notre durée de fonctionnement tournait en moyenne autour de 50 à 60% au mieux, et nous avions beaucoup de mal avec la documentation étrangère et la livraison de pièces de rechange en provenance de l'étranger."
"Nous n'avons jamais eu les pièces dont nous avions besoin produites au moment où nous en avions besoin. Le matériel était rare, et il semblait que nous accordions toujours beaucoup trop d'importance aux mauvaises choses."
"Nos employés voulaient uniquement faire fonctionner une seule machine et travailler à leur propre rythme. Des montagnes de WIP[4] apparaissaient entre les processus étant donné que la vitesse des machines n'étaient pas du tout synchronisée sur le rythme de la demande clients (takt time)."
Les personnes qui déploient la démarche Lean devraient se sentir motivées par ces premiers combats menés chez Toyota. Personne n'a jamais dit que faire des améliorations/changements radicaux était un processus facile. Ce que Toyota a appris sur ce dur parcours, c'est qu'au début d'une transformation, vous avez besoin de beaucoup de stabilité avant de pouvoir réussir avec les éléments les plus sophistiqués du lean.
Étapes de mise en œuvre du Lean
Toyota a été réticent à publier ou même approuver ce qu'il considère être la bonne façon de mettre en œuvre le Lean. Leur réticence est normale compte tenu de notre tendance humaine inhérente à chercher un moyen facile de copier-coller des réponses d'ailleurs. Les cadres de Toyota ont toujours affirmé que le TPS/lean était un système de pensée et que ses pratiquants devenaient meilleurs lorsqu'ils "apprenaient en faisant".
Lorsqu'on insiste, cependant, les vétérans de Toyota précisent que certaines conditions préalables sont nécessaires pour que la démarche de mise en œuvre lean se passe en douceur. Il s'agit notamment d'y intégrer quelques problèmes concernant la disponibilité de l'équipement, le matériel disponible mais avec quelques anomalies, et une supervision poussée au niveau de la ligne de production. Et ce sont précisément ces problèmes auxquels je vois encore les industriels se heurter aujourd'hui.
Évidemment, si nous devions attendre que tous ces problèmes soient résolus, nous n'aurions jamais commencé. Le fait de mettre en œuvre des éléments lean éliminera certains de ces problèmes. Nous avons donc un problème de serpent qui se mord la queue : par où allons-nous commencer ?
Une piste provient de la façon dont Toyota travaille avec de nouveaux fournisseurs situés à l'étranger. Les consultants en production Toyota suivent généralement (mais pas de façon dogmatique) un framework permettant d'établir cette stabilité au départ, d'améliorer le processus, de rythmer le travail selon le takt time, de développer un système à flux tirés est de lisser la production. La mise en œuvre effective dépend du contexte courant et selon les propres mots de Ohno, 50 ans auparavant, qui conseille à tous de "commencer et cibler vos efforts sur votre besoin le plus crucial". Pour de nombreuses industries, cela signifie de travailler davantage sur la stabilité au départ avant d'essayer d'atteindre le flux de travail parfait.
La stabilité d'abord
Alors, c'est quoi la stabilité ? Au départ, cela implique une prédictibilité et une disponibilité constante en termes de main d'œuvre, de machines, de matériel et de méthodes - les 4Ms. Sous chacune de ces briques techniques de la fabrication, Toyota a tenté d'établir un processus cohérent et prédictible, avant d'aller trop loin avec les éléments que sont le flux et le takt time.
La raison est simple. Sans les éléments fondamentaux comme la disponibilité machine ou les ressources humaines en place, vous ne pouvez pas exécuter une ligne de production et atteindre un flux parfait ou rythmer selon le takt time. Par exemple, produire selon un takt time et atteindre un flux parfait requiert un niveau suffisant de disponibilité machine. La même chose est vraie pour le reste des 4Ms.
Comment savez-vous si vous avez suffisamment de stabilité dans les opérations concernées par le flux ? La réponse dépend de votre capacité à répondre à quelques exigences clés :
- Avez-vous une disponibilité machine suffisante pour produire la demande clients ?
- Avez-vous suffisamment de matériel sur place chaque jour pour répondre à vos besoins de production ?
- Avez-vous assez d'employés formés sur place pour gérer les processus en cours ?
- Avez-vous des méthodes de travail définies comme des instructions de bases ou des standards en place ?
Si la réponse à l'une de ces questions est catégoriquement "non", arrêtez-vous et réglez le problème avant de continuer. Tenter de produire exactement la demande clients avec des employés non formés, une supervision défaillante, ou un stock limité sur place est la recette qui mène au désastre.
Inversement, vous ne devriez pas tomber dans le piège d'utiliser ces questions comme des excuses pour ne pas avancer. Rappelez-vous, vous n'avez pas besoin d'une disponibilité parfaite pour répondre à la demande clients. Si, par exemple, le takt time de l'assemblage est de 60 secondes et que le temps de cycle du processus machine amont est de 30 secondes, alors vous n'aurez besoin que de quelques stocks pour agir comme tampon et un peu mieux que 50% de disponibilité pour commencer à établir un meilleur flux de production au rythme du takt time. Le même bon sens peut aussi s'appliquer aux autres 4 Ms. Si la ligne de production a besoin de huit personnes pour fonctionner et que vous n'avez constamment à disposition que six personnes formées pour faire le travail, alors vous avez un problème de stabilité au départ.
Atteindre la stabilité
Pour parvenir à la stabilité au départ, vous devez vous concentrer sur quatre éléments clés correspondant aux 4Ms.
1. Main-d'œuvre
En lean, la stabilité commence avec une main-d'œuvre bien formée. Heureusement, les employés ont tendance à très bien connaître leur travail, sinon nous aurions de très graves problèmes. Toutefois, Toyota, dans les années 1950, a appris quelques techniques de base pour superviser la production et sur la manière d'améliorer les compétences et les capacités des équipes. Plus précisément, ils ont adopté un programme de formation industrielle que les États-Unis ont utilisé pendant la Seconde Guerre Mondiale et qui s'appelle "La formation au sein de l'industrie"[5] . Ce programme est composé de trois modules de formation professionnelle dédiés aux superviseurs de production : les instructions dans le travail, les méthodes dans le travail et les relations dans le travail. Chaque module était un cours de dix heures dans lequel on enseignait des compétences pratiques en supervision.
Le module instructions dans le travail[6] enseignait aux superviseurs la façon de planifier les ressources appropriées dont ils auraient besoin dans la production, comment décomposer le travail pour rédiger les instructions et comment enseigner aux individus en toute sécurité, correctement et consciencieusement. Le module méthode dans le travail[7] enseignait aux superviseurs la manière d'analyser le travail et d'apporter des améliorations simples à l'échelle de leur domaine. Chaque activité était inspectée pour être améliorée si nécessaire. Les superviseurs apprenaient à se demander pourquoi une activité était réalisée d'une certaine manière, et si elle pouvait être éliminée, combinée avec autre chose, réarrangée, ou simplifiée. Le module relations au travail[8] enseignait aux superviseurs la manière de traiter les gens comme des individus et de résoudre les problèmes fondamentaux de l'homme liés à la production plutôt que de les ignorer.
Pris ensemble, ces trois modules aident les superviseurs à créer une routine, une discipline et un sens de l'équité dans les équipes. Cinquante ans plus tard, ces mêmes modules constituent la base fondamentale pour la formation des superviseurs et des équipes chez Toyota.
2. Machines
Vous n'avez pas besoin d'équipement avec une disponibilité parfaite, mais vous devez connaître votre demande clients, la capacité de votre processus et la production moyenne réelle.
Toyota utilise un document de base appelé la feuille de capacité du processus pour mesurer le potentiel de production réelle d'un processus durant un poste. Si vous avez la capacité théorique ainsi que la capacité constatée à satisfaire la demande clients, alors il n'y a pas de problème. C'est seulement quand vous n'avez aucune capacité constatée à répondre à la demande que vous avez un problème de stabilité sur les machines. Par exemple, si la demande clients est de 700 unités par poste et que votre production réelle est seulement de 500 unités malgré une capacité théorique de 1000, alors vous avez besoin de plus de disponibilité.
Dans de tels cas, Ohno a effectivement eu des gens debout devant la machine problématique sur l'ensemble des huit heures du poste pour régulièrement enregistrer la production réelle toutes les 15 minutes à 1 heure par rapport à la production planifiée. A la fin du poste, toutes les pertes et les raisons réelles associées étaient identifiées sur un diagramme de Pareto. De simples et rapides réunions étaient menées si nécessaire et des plans d'amélioration mis en place. C'est le respect par essence du "Genba" (terme japonais pour qualifier l'endroit où s'effectue réellement le travail) chez Toyota.
3. Matériels
En général, le but du lean est de réduire les gaspillages et de raccourcir le délai entre le moment où une commande est reçue jusqu'au moment où elle est produite. Normalement, cela nécessite la réduction des stocks dans la chaîne de valeur. Si vous souffrez d'une instabilité fondamentale, cependant, vous pouvez avoir besoin d'accroître les stocks à court terme dans certains endroits ou dans certains cas.
La raison c'est que pour certains processus, vous pouvez produire pièce à pièce ou de très petites quantités. Pour les procédés par lot, toutefois, une certaine quantité de stocks est nécessaire pour couvrir le moment où les autres processus sont en cours d'exécution, ou des outils sont changés.
La quantité de stocks dont vous avez besoin est composé de ce que Toyota appelle le stock du cycle de commande (la quantité de stocks nécessaire pour couvrir la demande moyenne et le lead time pour reconstituer le stock), le stock tampon (la quantité de stocks pour couvrir les variations qui pourraient exister dans votre flux aval ou dans la demande clients), et le stock de sécurité (la quantité de stocks pour couvrir les pertes comme les rejets ou les temps d'arrêt que vous avez actuellement). Il serait déraisonnable de pas tenir compte de ces stocks tampon et de sécurité dans un environnement instable, cela nuirait sérieusement à l'efficacité de ligne de production.
J'ai été frappé par deux conseils que l'on m'a donné sur ce sujet chez Toyota. Premièrement, tous les stocks ne constituent pas des gaspillages. Seuls les stocks au-delà ce qui est nécessaire pour exécuter le processus sont considérés comme un gaspillage. Deuxièmement, le stock existe souvent comme le symptôme d'un problème dans le processus. Résoudre le problème vous donne le droit de réduire le stock.
4. Méthodes
Enfin, atteindre la stabilité au départ nécessite d'avoir des méthodes standards pour la fabrication. Le point clé ici est la définition d'un standard. La définition normale est qu'un standard est une règle ou une façon de faire les choses. L'effet secondaire involontaire est que les gens ne sont pas encouragés à remettre en question ou à modifier la règle. "Nous le faisons de cette façon parce que c'est la norme dans notre entreprise" est une phrase que j'entends souvent.
La définition d'un standard chez Toyota est légèrement différente. Un standard est une "règle ou une base de comparaison". Un standard n'est rien de plus qu'un outil pour mesurer la manière dont nous faisons quelque chose et auquel se référer lorsque nous souhaitons changer quelque chose. La pensée Lean traite du changement des méthodes de travail afin d'éliminer les gaspillages et apporter des améliorations. Les standards sont ce que nous utilisons pour mesurer et comparer nos changements afin que nous sachions si la nouvelle voie est meilleure ou non.
Ce système de pensée basé sur l'amélioration est enraciné dans la tête de tous les employés de Toyota depuis le premier jour. Chacun est encouragé à faire des changements. Cependant, le changement n'est seulement mis en œuvre et maintenu que s'il bat l'ancien standard, c'est ce que l'on appelle à proprement parler le kaizen.
Résumé
Il y a beaucoup d'autres éléments de stabilité qui se cache sous chacun des 4Ms de Toyota. Par exemple, les méthodes peuvent être élargies afin d'inclure les cinq S, le contrôle visuel, le déjà célèbre tableau de travail standardisé et d'autres outils simples de gestion du travail. Et nous pourrions même ajouter un cinquième M pour Métriques. Le dernier point c'est que comme beaucoup d'entre nous aujourd'hui, Toyota s'est vigoureusement battu pour mettre en œuvre une démarche de production lean. Sur le chemin, Toyota a découvert que vous avez souvent besoin d'une bonne dose de stabilité au départ donc avant de pouvoir avancer sur les autres éléments du lean. Tout comme nous avons besoin de ramper et de marcher avant de pouvoir courir, les entreprises constatent souvent qu'elles ont besoin d'améliorer leur stabilité au départ avant de parfaire un système à flux tiré.
- NdT : Takt time = rythme auquel les produits doivent sortir du système pour satisfaire exactement la demande
- NdT : SMED = Single Minute Exchange of Die - la clé pour réduire la taille de lots de production
- NdT : Le travail posté est la forme d'organisation du travail où des équipes se relaient au même poste les unes après les autres. Une forme fréquente de travail posté est l'organisation en 3 × 8.
- NdT : WIP = Work-in-Progress ; TAF = Travail à Faire
- NdT : TWI = Training Within Industry
- NdT : Job instruction (JI)
- NdT : Job methods (JM)
- NdT : Job relations (JR)